Trouble d'identification des visages après lésion hémisphérique gauche

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Mémoire

Revue de Neurologie 1999;

 

Trouble d'identification des visages après lésion hémisphérique gauche

 

P. Verstichel (1), L. Chia (2)

(1)Service de Neurologie, Centre Hospitalier Intercommunal, Créteil.
(2)8, rue Edouard Robert, 91290 Arpajon.

Tirés á part : Tirés à part : P. Verstichel Service de Neurologie, Centre Hospitalier Intercommunal, 40, avenue de Verdun, F-94010 Créteil Cedex.

RÉSUMÉ

Un homme de 82 ans, droitier, avait un infarctus dans le territoire de l'artère cérébrale postérieure gauche, touchant les gyri lingual et fusiforme, ainsi que la portion postérieure de l'hippocampe. Il présentait une anomie. Alors qu'il démontrait, par ses commentaires ou ses mimes, une excellente reconnaissance des objets et des sites célèbres qu'il ne pouvait dénommer, il était incapable d'identifier la plupart des visages célèbres sur photographies. Il ne pouvait fournir aucune information sémantique précise sur les individus. Les connaissances biographiques n'étaient pas altérées, puisqu'il pouvait les évoquer lorsque les noms de ces personnalités lui étaient présentés. Un sentiment de familiarité à l'égard des visages célèbres qu'il n'identifiait pas était corrélé à une excellente discrimination entre visages connus et inconnus. Il n'y avait pas de trouble perceptif visuel élémentaire, hormis une quadranopsie supérieure homonyme droite avec hémiachromatopsie dans le champ visuel restant. Ce défaut d'identification des visages connus est interprété comme une déconnexion entre l'étape où la représentation élaborée par la perception visuelle est comparée aux codes de visages répertoriés en mémoire, et le niveau proprement sémantique où les connaissances biographiques sont enregistrées. L'absence de retentissement dans la vie quotidienne, contrairement aux patients prosopagnosiques classiques, pourrait être lié à la préservation d'une discrimination normale entre visages familiers et étrangers. Celle-ci permettrait de maintenir un niveau de relations sociales dans les conditions de vie habituelles, où des indices sémantiques sont facilement disponibles pour pallier la carence en informations endogènes.

Ce cas rapportant un défaut sélectif d'accès aux informations biographiques relatives aux individus est comparé aux déficits cognitifs rencontrés chez les patients prosopagnosiques. Il permet d'approcher le rôle de l'hémisphère gauche dans l'identification des visages chez certains sujets.

SUMMARY

Impaired identification of faces after a left hemisphere lesion.

P. Verstichel, L. Chia. Rev Neurol (Paris), 1999 ; 155 : 11, 937-943.

SUMMARY

A 82 year-old right-handed man, without any intellectual impairment, suffered from an acute neurological deficit consisting in letter-by-letter reading, right superior quadrant hemianopia with achromatopia in the lower quadrant, and anomia. Cerebral MRI showed an infarct involving the ventral structures of the left hemisphere sparing the splenium of the corpus callosum and the thalamus. Neuropsychological examination revealed that the patient easily identified the objects, the animals and the famous places he could not name: his comments attested normal visual recognition. Conversely, when he was presented with famous faces, he always had a strong feeling of familiarity, but could not provide accurate information about the corresponding individual. Biographic information about personnalities was not impaired in the semantic-biographic store, because it could be accessed from the names. Activation of face recognition units (where the visual decription provided by the structural encoding and the stored sets of descriptions of familiar faces are compared), was effective, since the patient could distinguish famous faces from unknown ones. In a modular-sequential model of face recognition, this deficit is interpreted as a disconnection between face recognition units and person identity nodes (which are considered to contain semantic-biographic information about individuals). This kind of disturbance differs from classic prosopagnosia in which, characteristically, the patients are unable to experience a feeling of familiarity when viewing famous faces, and to perform a categorization between famous and unknown faces. Right hemisphere has a preponderant role in structural analysis of faces and in activation of face recognition units. The integrity of this hemisphere in this patient could explain the preservation of these two steps of processing. Left-hemisphere specific function in facial recognition enabled access to semantic-biographic store in a conscious, verbal and explicit way, after the right hemisphere had achieved basic visual analysis and activation of facial representation in memory.

We compare the cognitive impairment in our patient to thoses encountered in classical prosopagnosic patients. This case illustrates the validity of the modular-sequential model considered. In addition it throws a light on the poor-known role of the left hemisphere in face recognition.


Dans l'espèce humaine, le visage est l'élément essentiel permettant d'une part de distinguer les individus les uns des autres et d'autre part de reconnaître un individu déjà rencontré. D'emblée différencié par le nouveau-né des autres composants de l'environnement, c'est vers lui que se dirige précocément le regard (Bruce et Green, 1993). Au delà des caractéristiques d'espèce, chaque visage est aussi porteur d'une signification particulière. Il définit une identité : le visage reconnu est celui d'un individu donné, auquel se rattache une histoire, une biographie, un affect, et un nom. Les différentes étapes de l'identification d'un individu à partir de son visage, mais aussi de son nom, ont été récemment intégrées à des schémas cognitifs inspirés des modèles séquentiels de traitement des mots (Bruce et Young, 1986 ; Valentine et al., 1991). Ceux-ci se révêlent d'un indiscutable intérêt lorsqu'il s'agit d'interpréter la nature précise du déficit chez un patient prosopagnosique figure 1 . La configuration du visage est analysée, ce visage devient ensuite familier, puis il correspond à un individu donné, dont le nom, enfin, est retrouvé. L'enchaînement successif, et non simultané, des différentes étapes, est attesté par l'observation de sujets sains et de patients. Par exemple, il est fréquent qu'un sujet reconnaisse un individu, c'est-à dire que les informations sémantiques le concernant soient disponibles, mais qu'il ne puisse retrouver son nom ; en revanche, il n'est pas de cas où un sujet puisse dénommer un individu sans savoir de qui il s'agit (Craigie et Hanley, 1993). L'accès au nom succède donc à l'activation des informations sémantiques concernant la personne.

Bien que ce point soit débattu (voir Damasio et al., 1982), la reconnaissance des visages pourrait constituer une fonction cognitive spécifique, distincte de la reconnaissance d'autres catégories, commes les objets ou les animaux (Farah, 1996). À cet égard, il existe des neurones activés sélectivement par la vision de faces de congénères, non seulement chez l'animal (Gross et Sergent, 1992) mais aussi chez l'homme (Ojemann et al., 1992). Un autre argument provient de l'observation de patients ayant perdu la faculté de reconnaître les visages, même les plus familiers, ou leur propre visage, à la suite d'une lésion cérébrale. Les patients prosopagnosiques peuvent, en effet, ne pas avoir de difficulté à reconnaître d'autres entités visuelles ; une agnosie visuelle pour les objets n'est pas toujours associée à la prosopagnosie (Farah, 1996), et, si elle l'est, l'évolution des deux déficits n'est pas forcément parallèle (Verstichel, 1997). À l'inverse, les agnosies visuelles ne s'accompagnent pas systématiquement d'une prosopagnosie. La plupart des études anatomiques et radiologiques chez les patients prosopagnosiques (Damasio et al., 1982 ; Michel et al., 1989), ainsi que les résultats de l'imagerie fonctionnelle chez les sujets sains (Sergent et al., 1992 ; Kapur et al., 1995 ; Andreasen et al., 1996) accordent au cortex occipito-temporal ventro-médian des deux hémisphères un rôle crucial dans l'identification des visages. L'hémisphère droit possède toutefois une prépondérance (Sergent, 1988), et chez certains patients sa lésion suffit seule à entraîner une prosopagnosie sévère (Michel et al., 1986 ; Tiberghien et Clerc, 1986 ; Landis et al., 1988). Lorsqu'une hémisphérectomie droite est réalisée dans l'enfance, il peut arriver que le patient non seulement soit prosopagnosique, mais ne puisse même pas imaginer qu'il soit possible de reconnaître les individus par leur visage (Sergent et Villemure, 1989). D'un autre côté, le rôle de l'hémisphère gauche est méconnu, l'une des raisons étant qu'aucun cas de déficit sélectif d'identification des visages après une lésion gauche exclusive n'a été rapporté. Chez le patient que nous décrivons ici, une lésion unilatérale gauche a entraîné un trouble de reconnaissance des visages particulier, se distinguant de la prosopagnosie par le respect d'un sentiment de familiarité avec les visages antérieurement connus, et par l'absence de gêne fonctionnelle dans la vie courante.

OBSERVATION

Cas n° 5148 H. - Un homme de 82 ans, droitier, agrégé de grammaire à la retraite, conservait une intense activité intellectuelle, rédigeant des articles philosophiques et lisant réguliérement des périodiques. À la suite d'un infarctus cérébral, il présenta une alexie, dont les caractéristiques ont été rapportées ailleurs (Verstichel et Cambier, 1997), une quadranopsie supérieure homonyme droite et un manque du mot. Il y avait une dyschromatopsie dans le quadrant inférieur droit. L'acuité visuelle corrigée était de 20/20, et les mouvements oculaires normaux. Avant que l'examen neuropsychologique mette en évidence le déficit d'identification des visages, le patient ne s'était spontanément plaint d'aucune difficulté dans ce domaine. L'IRM révéla un infarctus dans le territoire de l'artère cérébrale postérieure gauche, touchant les structures ventrales de l'hémisphère, et épargnant le corps calleux figure 2 . Une étude par tomographie d'émission monophoto­nique à l'HMPAO 99m-Tc montra une réduction de la fixation du traceur de perfusion au niveau du gyrus occipito-temporal médian et du gyrus occipito-temporal latéral du côté gauche. Il n'y avait pas d'anomalie de fixation à droite.

EXAMEN NEUROPSYCHOLOGIQUE

Le patient n'avait pas de détérioration intellectuelle globale. LE MMS était de 30/30.

Langage

Dans le langage spontané, conversationnel, transparaissait un léger manque du mot. La fluence était normale, et il n'y avait pas de transformation aphasique. La compréhension orale était intacte, et la répétition normale. Une alexie lettre-à-lettre fut mise en évidence. En dénomination orale, il existait une anomie concernant différentes catégories d'images tableau I  , à l'exception de celles d'actions.

Reconnaissance visuelle (à l'exclusion des visages)

Les objets usuels qui n'étaient pas dénommés sur image, ne l'étaient pas non plus lorsqu'on les plaçait dans la main du patient.

Lorsque, dans l'épreuve précédente, le patient ne pouvait dénommer une des images qui lui étaient présentées, il était prié de fournir oralement le plus de renseignements possibles sur cet objet. Il démontrait alors une reconnaissance correcte des objets par un commentaire adéquat, ou un mime d'utilisation. Par exemple, un peigne : « je sais ce que c'est... c'est pour se peigner les cheveux » ; une bougie : « la lumière... à Noël, on fait des trucs comme ça, ou alors pour fêter les anniversaires » ; un accordéon : « pour jouer de la musique » (le geste d'utilisation était correct). Lorsqu'il s'agissait de sites parisiens célèbres, ses commentaires prouvaient dans tous les cas qu'il avait parfaitement reconnu le monument dont il ne retrouvait pas le nom. Il les situait également avec précision sur une carte de Paris. Par exemple, l'Arc de triomphe de l'Étoile : « c'est Napoléon qui l'a construit, il y a le tombeau du Soldat Inconnu». Sur les 27 images qu'il n'avait pu dénommer, le patient pouvait fournir 24 fois (89 p. 100) un commentaire indiquant sans ambiguité qu'il avait reconnu l'objet, l'animal ou le monument célèbre tableau I  .

Reconnaissance des visages
Identification de photographies de visages célèbres

Lorsqu'on lui présenta 38 photographies de visages de personnalités célèbres, le patient ne put en dénommer que 3. Pour les 35 autres visages (92 p. 100), il exprimait une impression de familiarité, mais n'était capable de donner de renseignements témoignants d'une identification correcte que dans 8 cas (21 p. 100) tableau II  . Il s'agissait dans ces derniers cas d'une anomie. Dans les autres cas, il ressentait un sentiment de familiarité, mais n'identifiait pas le personnage. Par exemple, devant le visage de Georges Brassens, son commentaire était : « je le connais comme mes poches... mais rien ne me vient, il paraît sympathique, il pourrait être écrivain ». Ainsi dans 27 cas (71 p. 100), le patient avait le sentiment de connaître la personne, mais était incapable de retrouver les informations biographiques correspondantes. De façon à estimer si ces dernières étaient détruites ou simplement inaccessibles, nous avons essayé de les activer non plus à partir du visage de l'individu, mais à partir de son nom.

Reconnaissance de visages versus reconnaissance de noms

Pour préciser ce déficit, 20 autres visages de personnalités appartenant à 3 catégories professionnelles (hommes politiques et personnages de la vie publique, chanteurs, acteurs) furent présentés au patient. Dans chaque cas, il était prié de dire s'il avait le sentiment de connaître le visage, de fournir le plus d'informations possibles concernant la personnalité, et le cas échéant d'indiquer la profession de l'individu et si celui-ci était vivant ou mort. Dans une autre épreuve, les 20 noms de ces personnalités furent présentés par oral au patient, qui devait de la même manière indiquer s'il les connaissait, et fournir le plus d'informations possibles sur les individus correspondants. Les résultats de cette épreuve sont présentés dans le tableau II  . Seuls 2 noms (10 p. 100 ) n'évoquaient rien au patient ; les 2 visages correspondants n'étaient d'ailleurs pas identifiés. Pour 18 visages au total (90 p. 100), le patient ressentait un fort sentiment de familiarité, mais ne pouvait fournir aucun renseignement biographique satisfaisant. Par exemple, face au visage de l'Abbé Pierre : « je connais cette tête-là... ça pourrait être le Commandant Cousteau ? Je confonds, ça pourrait être plutôt un médecin, ou un acteur... peut-être mort récemment » ; devant le visage de Pierre Bérégovoy : « j'ai l'impression de le connaître, mais qui est-ce ? Je ne peux pas lier ce visage avec une personne ou une vie » ; devant celui de Jacques Delors : « je connais ce visage, mais qui est-ce ? ...Je n'ai aucune idée... j'ignore s'il est mort ou vivant » ; devant celui de François Mitterand (alors Président de la République): « je le connais comme ma poche, c'est peut-être un homme politique, mais est-ce qu'il est plutôt Socialiste ou du RPR ?... ». Toutes ces personnalités étaient connues du patient, et les informations sémantiques qu'il ne pouvait retrouver à partir de leur visage l'étaient parfaitement à partir de leur nom. Le nom de l'Abbé Pierre évoquait immédiatement: « c'est le Père qui s'occupe des jeunes... partout, il y a des groupes où les gens donnent et où on vend des objets pas cher. il s'occupe des pauvres » ; le nom de Pierre Bérégovoy : « c'est le Premier Ministre Socialiste qui s'est suicidé » ; le nom de Jacques Delors, alors Président de la Commission Européenne : « c'est pratiquement le chef de l'Europe, le Secrétaire-Général... un des candidats pour la Présidentielle qui rivalise avec le RPR... il est socialiste » ; le nom de François Mitterand : « le Président de la République, "Tonton", il termine son deuxième mandat, il a refondé le Parti Socialiste ». Seuls deux visages (10 p. 100) donnèrent lieu à des commentaires biographiques corrects. L'ensemble de ces constatations démontre que les informations biographiques concernant les individus n'étaient pas dégradées, mais le plus souvent inaccessibles à partir de leur visage.

La perception des visages était normale. Le patient n'avait pas de difficulté à déterminer le sexe des individus, à apprécier leur âge et leur expressions. Il pouvait également apparier sans erreur des photographies d'une même personne prises sous des angles différents (6/6). Enfin, il repérait d'une épreuve à l'autre un visage donné, alors qu'il ne l'identifiait pas.

Exploration de la familiarité des visages

L'existence d'un sentiment de familiarité suggérait que le patient parvenait à savoir si un individu lui était connu. Cette capacité a été étudiée en demandant au patient de classer les photographies mélangées de 20 visages de personnalités et de 20 visages anonymes en deux piles : « visages connus » et « visages inconnus ». Aucune des personnalités n'était identifiée par son visage. La catégo­risation fut exacte pour 18 personnalités (90 p. 100), le patient ressentant alors un sentiment de familiarité. En revanche, elle n'était exacte que pour 9 inconnus (45 p. 100), le patient classant les photographies au hasard, et ne manifestant pas d'impression de familiarité. La différence entre les deux résultats est supérieure à la chance : χ2 (1 df) = 7,29 ; p < 0,05.

COMMENTAIRES

Les patients atteints de prosopagnosie ont des difficultés, et fréquemment une incapacité totale, à identifier les visages. Une caractéristique fondamentale et constante du déficit est l'absence de sentiment de familiarité (Gross et Sergent, 1992 ; Milders et Perrett, 1993). Selon le type de défaillance, on distingue la prosopagnosie aperceptive et la prosopagnosie associative. Lorsque la prosopagnosie est aperceptive, les patients ne peuvent effectuer une synthèse perceptive. Le déficit leur interdit d'effectuer correctement les tâches de lecture labiale, d'interprétation des expressions, de comparaison de visages. Une stratégie d'analyse fragment par fragment peut être employée (agnosie « intégrative »). Une agnosie visuelle pour les objets est associée. Toutefois, celle-ci peut s'améliorer, tandis que la prosopagnosie est plus durable. Dans la prosopagnosie aperceptive, le défaut d'analyse visuelle ne permet plus d'accéder normalement aux unités de reconnaissance des visages (Gross et Sergent, 1992). Il n'y a pas de confrontation entre le percept et le « souvenir » des visages inscrit dans les réseaux de neurones. Aucune représentation n'étant sélectionnée, il n'y a pas de sentiment de familiarité, et l'étape suivante, l'accès aux informations sémantiques, ne s'effectue pas. Dans la prosopagnosie associative la synthèse perceptive est achevée. Les épreuves explorant cet aspect - lecture labiale, appariement de visages vus sous des angles différents, interprétation des expressions faciales, appréciation de la direction du regard, comparaison de visages - sont réussies. Cependant, les patients ne peuvent, à partir de ce percept, sélectionner les unités de reconnaissance de visages correspondantes. Ils échouent lorqu'ils doivent décider si un visage leur est connu ou non, et n'éprouvent pas de sentiment de familiarité confrontés aux visages familiers. L'association à une agnosie visuelle pour les objets est inconstante.

Dans notre cas, la synthèse perceptive s'effectuait normalement. La préservation de la capacité à déterminer si un visage présenté était connu ou non signifie qu'à partir du percept élaboré, le patient pouvait activer les unités de reconnaissance de visages. La réussite à cette épreuve pourrait témoigner d'une tendance systématique à considérer comme familiers la plupart des visages (fausses reconnaissances). Toutefois, la forte impression de familiarité devant les visages de personnalités et non ceux d'inconnus, et la différence de performance pour les deux groupes (visages connus et inconnus) incitent à penser que la capacité à déterminer qu'un visage avait déjà été rencontré était conservée. L'impossibilité d'évoquer des informations biographiques à partir des visages, mais leur activation à partir des noms, signifie que ces informations sémantiques étaient intactes, mais inaccessibles à partir des visages. Dans le modèle cognitif considéré, ce déficit est interprété comme une déconnexion entre les unités de reconnaissance des visages et les nœuds d'identité de personnes : notre patient était capable de reconnaître qu'un visage était familier, mais pas de déterminer de quel visage il s'agissait. Ce type de trouble est similaire à celui que les sujets sains peuvent accidentellement éprouver (Young et al., 1985). Il diffère du déficit d'identification des prosopagnosiques dans lequel, quel que soit la nature de l'atteinte, il n'y a pas d'accès aux unités de reconnaissance des faces. La perturbation cognitive se situe ainsi en aval dans l'enchaînement séquentiel aboutissant à l'identification d'un individu par son visage. Une autre différence est l'absence de retentissement de cette atteinte dans la vie de tous les jours. Le patient n'était pas géné, ne se plaignait spontanément de rien, et son déficit aurait pu passer inaperçu sans l'étude systématique de la reconnaissance de visages célèbres. Une hypothèse, pour rendre compte de cette forme d'anosognosie, pourrait tenir au fait que l'activation des unités de reconnaissance des visages permettrait d'adresser à un système superviseur central une information sur la familiarité de l'individu, suffisante pour permettre une relation sociale minimale, jusqu'à ce que des indices d'autres natures permettent une identification complète. Chez les patients prosopagnosiques aperceptifs ou associatifs, le handicap provient de l'absence de tout sentiment de familiarité, qui les fait considérer tout individu comme un étranger, tant qu'ils ne disposent pas d'autres informations que le visage. Or, ces informations sensorielles, comme la voix ou certaines caractéristiques physiques, demeurent souvent insuffisantes pour permettre une identification correcte.

Si l'anomie était, dans notre observation, un phénomène général touchant quasiment toutes les catégories à l'exception des noms d'action, le déficit d'accès sémantique paraissait se cantonner, en revanche, à la catégorie des individus. Pour des monuments célèbres, qui sont aussi des entités uniques, les commentaires fournis par le patient démontraient qu'il n'avait pas de difficulté à les identifier, c'est-à dire à évoquer les informations sémantiques les concernant. Ces constatations vont dans le sens de l'hypothèse de la catégorisation sémantique des connaissances. Dans celle-ci, on considère que le cerveau répertorie les connaissances sur les objets du monde environnant en fonction de leur appartenance à des catégories particulières. Celles-ci sont réparties au sein de réseaux de neurones distincts anatomiquement et fonctionnellement, de telle sorte qu'il peut arriver qu'une seule catégorie soit sélectivement altérée ou, au contraire, sélectivement préservée. Les critères qui président à la constitution des catégories sémantiques sont inconnus. Des similitudes perceptives ou contextuelles, la signification même accordée à la chose vue, peuvent être en cause, aboutissant à regrouper ensemble les informations se rattachant des entités proches. L'hypothèse de la catégorisation sémantique suppose que l'accès à des connaissances spécifiques repose également sur des réseaux associatifs spécifiques, de sorte que, comme dans notre cas, même si les connaissances elles-mêmes sont intactes, l'atteinte sélective d'un réseau d'accès aboutire à un déficit catégoriel. Notre cas indique que des réseaux d'accès spécifiques permettent d'activer des informations se rapportant aux individus, réseaux distincts de ceux accédant aux informations sémantiques relatives à d'autres entités (lieux célèbres, objets, animaux...). Un regroupement topographique au sein des structures temporo-occipitales inféro-internes des réseaux traitants les informations sémantiques relatives aux visages expliquerait la sélectivité de l'atteinte. Un tel déficit, portant sur l'évocation des informations sémantiques concernant les individus familiers, est peu documenté dans la littérature. Quelques cas décrivent une incapacité générale, quel que soit le mode d'activation, visuel ou verbal, à fournir des renseignements sur des personnes connues (Hanley. et al., 1989 ; Ellis et al., 1989 : Kapur et al., 1994). Les patients de Hanley et al. (1989) et d'Ellis et al. (1989), par exemple, ne pouvaient retrouver d'information biographique sur des personnalités célèbres ou des proches que ce soit à partir de leur visage, de leur nom ou de leur voix. Il pourrait alors s'agir soit d'un défaut très général d'accès à ces informations à partir de multiples sources, soit d'une dégradation de ces informations au sein de structures de stockage. Les corrélations anatomo-cliniques sont toutefois imprécises dans ces cas. Plus proche de notre cas, Evans et al.(1995) ont rapporté le cas d'une patiente qui n'identifiait pas les individus par leur visage, mais conservait assez souvent un sentiment de familiarité et parvenait, inconstamment, à distinguer les visages célèbres et inconnus. Les connaissances biographiques pouvaient être activées par les noms des personnalités. L'évolution de la maladie (une atrophie temporale droite progressive) se fit vers l'inaccessibilité ou la détérioration des connaissances sémantiques, celles-ci n'étant finalement plus produites à partir des noms.

D'une façon plus générale, la ségrégation naturelle des connaissances ayant trait aux individus ne s'applique pas seulement aux informations sémantiques. À d'autres niveaux du traitement de l'information, elle a pu être observée. La prosopagnosie, si on accepte sa spécificité, est un exemple de sélectivité au niveau perceptif et dans l'étape immédiatement post-perceptive. Dans le lexique de sortie, la description de nombreux cas d'anomie sélective pour les noms d'individus, avec respect de la dénomination des objets et des sites célèbres (voir revue dans Semenza et al., 1995), témoigne à ce niveau aussi d'une répartition catégorielle. À l'interface entre le lexique d'entrée et les connaissances biographiques, le défaut sélectif de compréhension des noms de personnes (Verstichel et al., 1996) signe, là encore, la distinction opérée entre les informations relatives aux individus, ici de nature lexicale, et les informations concernant d'autres catégories. Il n'y a sans doute pas d'autre classe sémantique pour laquelle on a pu décrire une ségrégation aussi complète à toutes les étapes du traitement de l'information : intégration perceptive, niveau sémantique, lexique d'entrée et de sortie.

La lésion de notre patient atteignait les structures occipito-temporales de l'hémisphère gauche, symétriques de celles en cause dans les prosopagnosies par lésion unilatérale droite. L'hémisphère droit a un rôle prépondérant dans l'analyse structurale des visages et l'accès aux unités de reconnaissance des visages (Sergent, 1988). L'intégrité de cet hémisphère chez notre patient rend compte de la préservation de ces deux étapes. La lésion de l'hémisphère gauche le rendait incapable d'accéder aux informations sémantiques sur les individus. Certains résultats obtenus en tomographie d'émission de positons (PET scan) chez des sujets sains suggèrent en effet que l'hémisphère gauche joue un rôle dans l'accès à la mémoire sémantique des visages, par exemple dans une tâche de décision sémantique (juger si un visage est celui d'un homme politique ou non) (Kapur et al., 1995). D'une façon générale, la reconnaissance de visages familiers chez les sujets sains fait intervenir en PET scan les gyri lingual et fusiforme gauches en plus du gyrus fusiforme droit (Andreasen et al., 1996). Ces structures de convergence multimodales pourraient avoir pour rôle de mettre en relation le percept élaboré au niveau occipito-temporal avec des informations sémantiques réparties dans les aires associatives du néocortex.

En situation normale les deux hémisphères participent à l'identification des visages. La part respective de chacun est cependant variable d'un individu à l'autre. Si l'hémisphère droit peut être prédominant chez certains, il faut habituellement des lésions bilatérales pour causer une prosopagnosie. Sauf exception, l'hémisphérectomie droite ne provoque pas de prosopagnosie (les lésions en cause peuvent cependant avoir déplacé à gauche la dominance naturelle dans ce domaine). De même, les patients ayant une lésion occipito-temporale gauche n'ont pas de déficit de reconnaissance des visages. Chaque hémisphère dispose de capacités d'analyse perceptive des visages (Sergent, 1988), et d'informations sémantiques. Gross et Sergent (1992) ont suggéré que l'hémisphère gauche, malgré ses compétences perceptives, n'intervenait pas de façon notable dans l'analyse structurelle permettant de dériver d'un visage l'invariant physionomique. Sa contribution pourrait dépendre de traitements préalablement effectués par l'hémisphère droit. Notre observation pourrait illustrer cette hypothèse. On peut en effet supposer que chez ce patient l'analyse perceptive et l'accès aux unités de reconnaissance des visages dépendait de l'hémisphère droit et l'accès aux informations sémantiques de l'hémisphère gauche. L'hémisphère droit reconnaissait ; l'hémisphère gauche identifiait. La lésion, dans ce cas, interdisait aux dispositifs hémisphériques gauches d'être activés par ceux de l'hémisphère droit. En l'absence de lésion du corps calleux, ce trouble de transmission pourrait résulter du dysfonctionnement des structures parahippocampiques gauches relayant les informations provenant de l'hémisphère droit vers les aires néocorticales gauches. Ce schéma de fonctionnement ne peut être généralisé. La part respective de chaque hémisphère dans l'accès à la mémoire sémantique des visages n'est certes pas égale chez tous les sujets, comme l'enseigne l'étude des patients cérébro-lésés. Le patient de Kapur et al.(1994) ne pouvait identifier les visages ni les noms de personnes familières, et avait des signes EEG d'épilepsie temporale gauche. En revanche la patiente d'Ellis et al. (1989) avait eu une lobectomie temporale droite et présentait un déficit similaire ; toutefois son hémisphère gauche n'était pas intact. Le patient de Hanley et al. (1989) avait essentiellement une lésion droite d'encéphalite herpétique au scanner X cérébral, même si l'intégrité de l'hémisphère gauche n'était pas certaine. Notre cas apporte à son tour des données originales sur la participation de l'hémisphère gauche à la reconnaissance des visages.

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Figure 1.Modèle de reconnaissance des visages et des noms d'individus d'après Bruce et Young (1986) et Valentine et al. (1991). À partir de l'encodage structurel des traits du visage, différentes informations sont extraites en parallèle, permettant la lecture labiale, l'analyse des expressions faciales, la comparaison entre eux de visages inconnus, et la reconnaissance de visages déjà rencontrés. Le produit de l'encodage structurel permet dans ce dernier cas d'activer dans des unités de reconnaissance des visages (« face recognition units ») un code correspondant au visage connu, et établi lors de rencontres antérieures. Bien que cette interprétation soit sans doute loin de la réalité, on peut considérer grossièrement qu'il existe une comparaison entre le produit de la perception et les visages codés et stockés dans une sorte de répertoire mental. Lorsque le code adéquat est sélectionné, une impression de familiarité se dégage. L'étape suivante est l'activation, à partir des unités de reconnaissance des visages, d'informations sémantiques spécifiques à l'individu par l'intermédiaire d'un nœud d'identité de personnes (« person identity node »). L'étape finale est l'accès au nom de la personne.
Model of face and name processing, adapted from Bruce and Young (1986), and Valentine et al. (1991). Structural encoding of a face provides several types of information, each of them extracted parallely, allowing lip reading, facial expression analysis, comparaison to another face. Comparing the structural description with stored sets of descriptions held in face recognition units gives rise to a feeling of familiarity. The next step is access to person-specific semantic representations via the activation of person identity nodes. Finally, the person's name stored in a separate subsystem of the output phonological lexicon, is accessed via the identity specific biographical information.

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Figure 2. IRM cérébrale, séquence pondérée en T1 avec injection de Gadolinium, coupe horizontale, montrant un infarctus récent dans le territoire de l'artère cérébrale postérieure gauche, touchant la lèvre inférieure de la scissure calcarine, le gyrus lingual, la portion postérieure du gyrus para-hippocampique, et le gyrus fusiforme. Sur les coupes plus hautes, le corps calleux et le thalamus étaient épargnés (voir Verstichel et Cambier, 1997).
T1-weighted Cerebral MRI (horizontal plane), shows a left hemispheric infarct involving the fusiform and lingual gyri from the inferior lip of the calcarine sulcus to the posterior part of the parahippocampic gyrus. The right hemisphere, the corpus callosum and the thalamus (other planes, see also Verstichel and Cambier, 1997), are intact.

Catégories 
Dénomination
correcte 
Identification
correcte sans dénomination 
Sentiment
de familiarité
sans identification 

Actions 

06 
6 (100 p. 100) 

Objets inanimés 

44 
31 (70,5 p. 100) 
10 (22,7 p. 100) 
3 (6,8 p. 100) 

Animaux 

09 
6 (67 p. 100) 
3 (33 p. 100) 

Monuments célèbres 

15 
4 (27 p. 100) 
11 (73 p. 100) 

Visages de personnalités 

38 
3 (8 p. 100) 
8 (21 p. 100) 
27 (71 p. 100) 



 

N 
Sentiment
de familiarité
 
Informations biographiques
absentes, partielles
ou erronées
 
Informations
biographiques correctes
 

Visages 

20 
100 p. 100 
90 p. 100 
10 p. 100 

Noms 

20 
100 p. 100 
10 p. 100 
90 p. 100 





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